(extrait interprété par Sophie Bourel)
Les Indes s’adresse à chacun d’entre nous, raconte l’origine d’un monde qui est nôtre et réveille les traces et les traumatismes enfouis, qui constituent le socle de notre relation au monde. Il y est question de notre mémoire collective et surtout du silence posé sur un passé douloureux et honteux.
Chaque auditeur apprend et ce, quelque soit sa culture ou sa lecture de l’événement. Mais surtout chaque auditeur peut voir, refaire le voyage originel.
Il en ressort plus ouvert et l’échange peut avoir lieu, les mémoires se rencontrer.
La langue de Glissant est telle que chacun en l’entendant devient créateur à son tour, en faisant son chemin de visualisation et d’émotion, car l’imaginaire de chacun est illimité.
Le concept de la « pensée du tremblement » ayant guidé notre travail lors des séances de répétitions avec Edouard Glissant, il me permet lors de la transmission du texte, de m’accorder aux tremblements du monde et suspendre le « moi hormis l’autre ». Suspendre le jugement pour entrevoir la forme entière de l’humaine condition… C’est pour toutes ces raisons que je ressens la nécessité de transmettre ce texte, absolument.
– Sophie Bourel
L’Appel
1492. Les Grands Découvreurs s’élancent sur l’Atlantique, à la recherche des Indes. Avec eux le poème commence. Tous ceux aussi, avant et après ce Jour Nouveau, qui ont connu leur rêve, en ont vécu ou en sont morts. L’imagination crée à l’homme des Indes toujours suscitées, que l’homme dispute au monde. Ceux qui partirent d’Espagne et du Portugal, convoitant l’or et les épices ; mais soldats et mystiques aussi. Le Chant nomme le père Labat, jacobin et corsaire ; puis ce nègre prophète qu’il fit fouetter à sang, lequel avait vu grandir sur la mer, avant qu’ils eussent paru, les bateaux ; et nomme Toussaint-Louverture, esclave et libérateur d’Haïti… Mais il ne faut anticiper sur l’histoire : voici le port en fête, l’aventure qui se noue ; le rêve s’épuise dans son projet. L’homme a peur de son désir, au moment de le satisfaire.
I
Sur Gênes va s’ouvrir le pré des cloches
d’aventures.
Ô lyre d’airain et de vent, dans l’air
lyrique de départs,
L’ancre est à jour !… Et la très douce
hébétude,
Qu’on la tarisse ! Au loin d’une autre
salaison.
Ô le sel de la mer est plus propice ici que l’eau
bénite de l’évêque,
Cependant que la foule fait silence ; et elle entend la
suite de l’histoire…
Ville, écoute ; et sois pieuse ! Religion te sera faite
dans nos coeurs,
Qui avons su l’émoi et la boussole, et
d’autres oeuvres sur la voile.
II
L’homme arrête le geste, il dit, gardant
l’écume : « Ce combat
« Fut d’écumes, de foi, de soleils et de sangs,
« Où l’or taché de sang, avait sa part
essentielle ; et la folie, sa part ! »
Et quelqu’un dit : « Nous sommes plage de
l’écume, ô fils. »
Il dit… Nous, sur la plage, il nous est fait
licence de nous assembler à la proue de la voix, de
crier,
Sur la plage, l’Éclair, seule raison des Écumeurs.
III
Il dit ; et la plage ne sait, à ce début, de quelle
écume se fera
Sacre ou ravage ? Nul ne sait, pieds nus sur le sable
nu,
De quelles Indes voici l’approche et la louange,
ou quel ce capitaine
(Aveuglé de vents ou de diamants ?)
Que la voix sur la plage somme encore de partir,
libérant la boucle d’amarre ?
Mais cette science est plus profonde.
IV
Comme le nègre, sur les mornes, qui prédit
Le vol proche d’un bateau porteur de femmes
nouvelles et de casseroles,
(Femme de La Rochelle et casseroles de fer-blanc,
dit-il),
Et qui souffrit d’un prêtre la saumure et les
piments — écorché vif !
Mais le bateau ne vint-il pas à quai, caressant de sa
toile humide
Le pays de carne et de mort !
[…]
VI
Indes ! ce fut ainsi, par votre nom cloué sur la folie,
que commença la mer.
Avait-elle pris forme ou pris naissance, dites-le,
jusqu’à ce jour
Quand les vieillards de ce côté que verdit le soleil, se
levèrent
Et dirent, balbutiant : « Où va le souffle, sont les
Indes » ?
Ils priaient. Et faisaient lance de leur dieu pour le
planter sur la première grève.
Puis ils partirent.
VII
Qu’était la mer, et son écume ? Savait-on si sa
parole ne se mourait
En quelque gouffre, au loin des routes révélées ?
Longtemps ainsi la voix de l’homme se perdit aux
temples
Pour obscure qu’était la route jusqu’au
temple ! Et cette mer,
Croyait-on pas qu’elle coulait dans
l’infini, goulue qui bée, jusqu’à tarir ?
— Puis, l’autre rive fut saluée !
VIII
Chacun vit que l’océan faisait commerce de
soi-même, à l’autre plage de la vie.
Qu’il était riche de manguiers, de soies,
d’épices, de venelles
(Mais où était l’épice, et où était la soie, tu le
demandes maintenant ?)
Et chacun s’écria que l’océan est force
dure, qui s’éprouve, impure,
Et se nourrit de sa chair même !
Cet extrait interprété par Sophie Bourel est tiré du recueil Les Indes, d’Édouard Glissant, publié pour la première fois aux Éditions Le Seuil (Paris, 1965): pages 67-73 (le début de la partie éponyme, avril-juin 1955).
© 1965 Éditions du Seuil.
© 2011
Sophie Bourel
pour l’enregistrement audio (5:05 minutes).
fond musical : French Suite No. 5 in G Major, BWV 816:
III. Sarabande, Droits réservés © NaxosofAmerica.
enregistré à Paris le 10 novembre 2010 ; reproduit sur
Île en île avec permission, mis en ligne le jour du
décès de l’auteur.
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